L'histoire de Barbe Winkel et de Gilliodts Hapken ou la Légende de la création de la dentelle aux fuseaux
Sandro Botticelli. Portrait d'une jeune femme (1480-85) Source de l'image : Rivage de Bohème |
Cette légende est extraite du journal "L'abeille de la Nouvelle Orléans" du dimanche 17 avril 1904.
C'est un journal francophone qui est publié en Louisiane de 1827 à 1925.
On pense que cette légende a été apporté par des voyageurs flamands qui ont émigré en Louisiane. |
L'histoire de Barbe Winkel et de Gilliodts Hapken
-Est-il vrai, Messire, que la « Sainte Ursule » soit perdue corps et biens ?
Maître Nicolas Fugger, Comte de la Hanse, leva la tête de dessus son pupitre où des chiffres s’étalaient sur un ample parchemin : la plume d’oie bien en arrêt, il dévisagea l’intruse. C’était une femme grande et mince, tout enveloppée de la mante à capuche des filles de Flandre. Elle était blonde à en juger par quelques mèches folles qui flottaient hors de la cape, et dans son visage d’une pâleur sombre brillaient deux yeux inquiets, des yeux d’un bleu profond comme l’eau morte des canaux.
-Eh ! Que t’importe ma fille ?
-Oh ! Messire par pitié !
Il y avait dans ces mots tant de supplication que le vieil armateur brugeois se sentit remué jusqu’à l’âme.
-Qui donc t’a dit cela ? fit d’un ton qu’il s’efforçait d’adoucir.
-Le bruit en court par la ville… Des gens de Damme l’assuraient tantôt au marché sur le quai des Marbriers… Alors j’ai voulu savoir… Et je suis venue à vous qui êtes le possesseur du navire… Est-ce vrai, messire ? … Dites-le moi…
-As-tu quelque parent dans l’équipage ?
-Gilliodts Hapken est mon fiancé.
Ah ! … Pauvre enfant !…
Maître Fugger se leva et soutint dans ses bras la pauvre fille qui chancelait… Il maudissait à part lui sa commisération maladroite qui venait de lui arracher ainsi la brutale vérité. Et maintenant il fallait réparer le mal.
-Sans doute la « Sainte Ursule » eût dû être rentrée au port depuis quinze jours, mais rien ne prouvait qu’elle fut perdue. Une tempête l’avait peut-être écarté de sa route…Qu’est-ce donc quinze jours sur une traversée de quatre mois ? Et pourquoi ces gens de Damme allaient-ils ainsi par la ville semant la fausse nouvelle ? … Il saurait leur imposer silence ! On verrait bien ! Au demeurant, puisqu’il avait confiance lui, personne n’avait le droit de désespérer. La jeune fille s’était ressaisie. Elle l’écoutait, anxieuse, le fixant d’un regard pénétrant, comme si elle avait voulu lire au fond de sa conscience. Mais Maître Fugger ne se souciait pas de prolonger l’entretien, il revint à son bureau et prit dans une sébile une poignée de pièces d’or qu’il tendit :
-Tiens ma fille… ait du courage !
Mais elle repoussa le présent.
-Merci, je n’ai besoin de rien, des nouvelles seulement messire, quand vous en aurez.
Et elle dit son nom que Maître Fugger inscrivit sur ses tablettes.
-Barbe Winkel, rue des Tanneurs, proche le quai du Rosaire.
Puis ramassant sa cape sur son front, elle s’inclina et sortit.
Barbe s’était mise à marcher droit devant elle, jusqu’à la ligne des canaux qui baignaient les remparts. C’était la fin d’un jour d’automne. Une buée blanche flottait comme un voile impalpable sur la ville. Entre les tourelles du luxueux palais de Fugger, par-dessus les pignons pointus des maisons, le beffroi apparaissait, estompé, dans le ciel mélancolique, tel une tour de rêve. Le long des quais circulait la foule affairée des marchands et des matelots, et sur les canaux se croisaient, en un pittoresque va-et-vient, des navires venus du monde entier : péniches gantoises, galions espagnols, caraques moscovites, jusqu’à des felouques syriennes et des tartares du pays barbaresque.
Barbe Winkel allait, inconsciente, à travers la multitude empressée. Ses pieds s’embarrassaient dans les amarres des navires, des portefaix la heurtaient au passage, des matelots en goguette l’interpellaient avec des rires bruyants. Elle marchait, ne voyant rien, n’entendant rien, sinon le cri de pitié de Maître Fugger qui résonnait dans son cœur comme un glas.
Parvenue au port elle s’arrêta un instant, s’assit sur une des bornes à l’entour desquelles s’enroulent les cordages des vaisseaux ; et, le regard vague, elle songea. Elle songea et se souvint. C’était là que, plus de huit mois auparavant, Gilliodts l’avait embrassée pour la dernière fois, là qu’avait échoué son suprême effort pour empêcher ce voyage, qu’elle pressentait fatal à leur bonheur ; là, tandis que la « Sainte Ursule » levait l’ancre, Gilliodts, debout à la poupe du navire, lui avait crié : « au revoir » et cet « au revoir » devait être un éternel adieu.
Orphelins tous deux, Barbe Winkel et Gilliodts Hapken s’aimaient dès l’enfance ; l’un à l’autre ils étaient toute leur famille.
En cette cité de Bruges où s’amoncelaient les richesses du monde entier, quiconque n’était pas trafiquant ne pouvait être que matelot : Gilliodts avait préféré la vie libre du marin aux fiévreuses agitations des marchands de la ville, et depuis huit ans il servait chez les Fugger, dans cette flotte innombrable qui portait à travers les océans la renommée de la Flandre opulente et laborieuse. Dans les brouillards du Nord, sous les cieux clairs de l’Orient, l’image de sa fiancée l’avait suivi partout avec la pensée du bonheur futur. A présent, l’époque était venue de réaliser l’union dès longtemps projetée, et Gilliodts manquait au rendez-vous !
L’année précédente, comme il revenait d’une longue expédition, Maître Fugger lui avait octroyé le commandement de la « Sainte Ursule », sa plus belle galiote, avec mission d’aller aux Échelles-du-Levant pour échanger contre des produits de l’industrie flamande, les pelleteries du Maroc et de Tunis, les épices de l’Égypte et de la Palestine et les draps d’or de la Syrie. Et malgré les supplications de sa fiancée, en dépit de ses pressentiments funestes, Gilliodts était parti.
-Ce sera le dernier voyage avait-il dit ; je veux te rapporter des merveilles, des bijoux d’or fin et des perles, pour qu’au jour de nos noces tu sois la plus belle des fiancées ! Et ce fut le dernier voyage, en vérité, le voyage dont on ne revient plus…
Maintenant, Barbe Winkel a regagné le quai du Rosaire. Le soir est venu et, dans l’air voilé de brume, le carillon du beffroi égrène la dolente chanson de ses clochettes. C’est l’heure où s’apaisent les rumeurs de la cité, où les halles se vident, où tous, ouvriers et marchands, rentrent au logis familial, l’heure où l’épouse accueille au foyer son époux. Et la jeune fille songe qu’elle ne connaîtra pas cette joie ; elle est seule, et seule elle doit demeurer à jamais…
Un frêle souvenir lui reste de son fiancé ; une algue séchée, une algue aux fines dentelures qu’il ramassa pour elle sur une plage lointaine et qu’un matelot, revenant d’Orient, lui rapporta voici deux mois, avec la dernière lettre de Gilliodts. Et depuis lors, étendue dur un blanc feuillet de parchemin, la fragile plante marine n’a pas quitté ses yeux.
Tandis que Barbe travaille à la lueur de sa lampe de cuivre l’algue est là, devant elle et il semble à la jeune fille qu’un allègement lui vient à contempler les tons fanés de ses fines ramilles aux méandres infinis. Pourtant l’aiguille court à travers la lourde soie de Poperinge, car Barbe Winkel est la couturière la plus renommée de la ville et ses mains sont habiles à façonner ces cottes aux broderies fastueuses, qui font prendre pour des reines les femmes des bons bourgeois de Bruges. Mais, parfois, le fil se brise entre les mains de l’ouvrière, l’ouvrage abandonné glisse à terre, et la pensée errante s’enfuit dans un vol éploré vers des pays inconnus, sur les plages que la mer a jonchées de cadavres ; alors la chambrette s’emplit de sanglots, et sur l’algue séchée s’épanchent tour à tour l’amertume des pleurs, ou la douceur des baisers.
Des jours passèrent et des semaines. La perte de la « Sainte Ursule » ne faisait plus de doute pour personne. Maître Fugger avait abandonné tout espoir de revoir jamais sa galiote. Et Barbe Winkeldemeurait cloîtrée dans sa tristesse, ne voulant d’autre consolation que l’âpre et cruelle joie de regarder sans cesse le dernier souvenir du bien-aimé.
Mais voici que ce souvenir lui-même allait lui manquer. En effet, la plante fragile, tant de fois mouillée de larmes, s’effritait à présent sous la caresse de ses lèvres ; ses fibrilles desséchées s’émiettaient et tombaient en poussière. La jeune fille eut alors une touchante inspiration pour conserver l’algue précieuse. Elle imagina d’abord d’en fixer les rameaux ténus sur une étoffe avec le fil de son aiguille. Puis, l’idée lui vint d’en copier les formes légères et souples dans les broderies dont elle couvrait les corsages et les cottes des riches bourgeoises de Bruges. Or il advint que la mode imposa le succès de l’ornement nouveau.
Portrait traditionnellement considéré comme celui d'Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne - 1397-1471 Musée des beaux-arts de Dijon Source : Wikipédia |
Noble dame Isabelle de Portugal, épouse de très haut et très redouté Duc Philippe le Bon, en voulut avoir pour ses toilettes d’apparat, et toute la cour de Bruges suivit son exemple. Mais le travail à l’aiguille avec un fil unique était long et difficile et Barbe Winkel s’avisa de besogner sur un coussin au moyen de plusieurs fils attachés à de petites brochettes de bois. Le résultat fut merveilleux. La vogue du « point de Bruges » ne tarda pas à franchir les canaux de la vieille cité ; on en demanda de partout : de Gand, de Tournai, de Bruxelles, de plus loin encore…Force fut à Barbe Winkel de s’entourer d’apprenties qu’elle instruisit dans la façon de manier les fuseaux.
Bientôt le cliquetis joyeux emplit le logis jadis silencieux et solitaire, et peu à peu la jeune fille trouva dans l’amour du travail l’apaisement à son chagrin. Et c’est ainsi qu’un art divin naquit d’une douleur humaine, et que le cœur de Barbe Winkel inventa la dentelle.
Pieter JACOBSZ. Dentellière
(hollandais 1599 - 1678)
Source : Pinterest
Source de l'histoire : L'origine de la dentelle aux fuseaux
Recherche : Madeleine Geffard
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